Ma terre de résistances
Terre de ce riant pays, haute terre des pays de langue d’Oc, mes ancêtres t’ont façonnée telle que l’on te voit. Là-haut, au sommet de la « Grande Monédière », comme au « Bas Pays » au pied du Puy-d’Arnac, ils ont aménagé ta moindre pente, ton plus petit lopin de garenne. A force de bras, ils ont construit tes prés, tes villages. Chaque drainage, chaque irrigation, porte la marque de leur labeur.
Des premières années de l’enfance, jusqu’à la fin de l’adolescence, j’ai vécu le crépuscule d’un monde. Aussi puis-je témoigner de l’agonie d’une culture rurale ; d’une civilisation agricole devrais-je dire ! J’ai assisté aux ultimes instants d’une époque où le travailleur, la sueur et le temps comptaient plus sur ton sol que les monstres à gasoil engraisseurs de banques. J’ai eu la chance de voir, lorsque le petit parisien que j’étais passait ses vacances auprès d’eux, les cousins de la plaine de Nonards et ceux d’Affieux, accomplissant des gestes millénaires ; gestes indissolubles du souvenir de ces « temps durs » contés par les anciens dans les recoins sombres et enfumés de leurs grandes cheminées. Je les ai vus guidant leurs attelages de bœufs à l’aide de l’aiguillon « en branche de houx » comme dans la chanson, se cassant les reins au dessus des rigoles pour les recreuser. J’ai vu les femmes laver les topinambours à donner aux bêtes à l’engrais. Ah ! Ces labeurs d’été d’avant les ruineuses machines ! Ils partaient en famille sur la prairie, armés de leur courage. Et ils fauchaient, fauchaient, fauchaient encore, jusqu’à ce qu’ils en aient les bras rompus. C’était le prix. Ô combien j’aimerais le progrès s’il s’était réellement mis au service de l’homme, s’il n’était utilisé comme outil de manipulation des cervelles, comme moyen majeur d’un maintien sournois de l’esclavage ! Enfants de croquants, de sans culotte, de maquisards, durs à la tâche, mes aïeux avaient gagné le droit d’être chez eux sur cette terre corrézienne. Alors, quand les souvenirs remontent, qu’il me disent de m’asseoir un instant sur une souche et de songer à l’avenir de ceux qui viennent, je me surprends à parler tout bas à ma Corrèze courageuse, à ma Corrèze Résistante, à ses enfants de l’espérance : je leur dois tant. Sans eux, que serait mon être, que resterait-il de mes paysages ? Sans eux, respecterait-on autant, ici, le vent de la Liberté ?
Nous voici à l’orée d’un troisième millénaire dont les seules vraies promesses ont un étrange goût d’incertitude. En un demi-siècle à peine, la civilisation moderne a considérablement transformé les cadres de vie et de culture de la société. L’uniformisation réductrice que connaît celle-ci, l’Internationale de la marchandisation, la mondialisation du décervelage, ne tendent qu’à dégrader les assises séculaires des Résistances universelles. Lorsque j’y réfléchis, je me dis que si j’ai réussi à résister aux circuits obligés et au formatage culturel, à cet « encadrement » induit par la mode et le fameux « bien pensant culturel », je le dois à ton exceptionnel héritage, à toi ma Corrèze, ma Corrèze rebelle qui sut prendre le Maquis en criant « non » à la face de l’intolérable ! Mon caractère s’est façonné autour de cet héritage-là. J’ai vu, comme je vous vois, moissonner à la faux, comme les troubadours corréziens du XIIe siècle l’avaient eux-mêmes vu. Mais j’entends aussi ma mère conter l’histoire des Francs Tireurs et Partisans dont son frère faisait partie, là-bas, à deux pas, du côté du Mont-Gargan. Et je découvre, sur Internet, la distance qui nous sépare encore de la plus proche de ces mirobolantes exo planètes autour desquelles on commence à essayer de nous faire rêver à une autre… Corrèze. Pour ma part, je ne connais meilleur rêve que de pouvoir continuer, le plus longtemps qu’il me sera possible, à te décrire, t’expliquer, te comprendre, contribuer à perpétuer la mémoire de ces femmes et de ces hommes qui furent tes héros. Tu as fais de moi un rétif ! C’est bien. Merci, ma toute belle ! Je t’embrasse.
Affieux, le 9 avril 2013